Ce soir, j’apprends le décès de Janine Charrat.
C’est une grande et légendaire héroïne de la danse française qui disparaît. Fulgurante carrière, qui s’est interrompue brusquement au début des années quatre-vingt, sans qu’elle l’ait voulu.
Le personnage, par son intrépidité, son courage, son audace, sa personnalité, ne peut être comparé à personne. Un nom cependant me revient avec insistance, Martha Graham, bien que trente ans les séparassent. Beaucoup de différences dans leurs vies, leurs styles, mais on ne peut s’empêcher de mettre en balance leur singularité, leur fougue créatrice, et cette sorte d’attraction qu’elles opéraient sur leur public toujours très fidèle. Des danseuses – chorégraphes d’une telle pugnacité, d’une telle puissance, fondé sur l’art et non sur le tintamarre, je n’en ai jamais rencontré d’autres. Elles n’intéressent plus personne aujourd’hui, dans trente ans, elles reviendront peut-être au-devant de la scène.
Il y avait chez Janine Charrat une sorte d’enthousiasme fait de dureté avec elle-même et avec les autres, qu’elle savait entraîner derrière elle, il y avait cette manière de discipline presque, osons le mot, militaire. Est-ce parce que, ce dont elle était très fière, son père avait été capitaine des pompiers à Grenoble ? En quelques instants, cette autorité s’effaçait pour laisser place par la douceur du regard à une sorte de ravissement.
Janine Charrat était la gentillesse même, trop complaisante, parfois un peu naïve. Elle accordait d’emblée sa confiance, mais savait malicieusement repérer les faiblesses de la personne qui était en face d’elle. Il est difficile aujourd’hui, de comprendre à quel point Janine Charrat a été célèbre en Europe et dans le monde dans les années cinquante. Il y avait Roland Petit et Janine Charrat, c’est tout. Maurice Béjart est venu après. Ses ballets célèbres, je ne les ai jamais vus, mais elle me les racontait, quand j’allais lui rendre visite à Boulogne Billancourt, avec un tel enthousiasme, une telle précision, photos et documents divers à l’appui, que j’ai l’impression d’avoir été là le soir de la création. Elle me montrait aussi ses sculptures, ses dessins, très intéressants.
Janine Charrat était née à Grenoble, le 24 juillet 1924. Très jeune, elle vient étudier la danse à Paris avec Egorova et Volinine. À 13 ans, elle devient célèbre dès la sortie du film de Jean Benoît-Lévy La mort du Cygne, imaginé d’après la nouvelle de Paul Morand publiée en 1933. Elle a comme partenaires Yvette Chauviré et Mia Slavenska. La chorégraphie était de Serge Lifar. Le succès a été immense. Entre 1941 et 1944, elle danse beaucoup avec Roland Petit. À 21 ans, en 1945, elle s’impose comme chorégraphe d’exception avec le célèbre Jeux de Cartes de Stravinsky, avec Jean Babilée, qui avait déjà été créé par Balanchine en 1937 et qui sera repris par Cranko en 1965. Trois chorégraphies indémodables. Elle multiplie les créations, puis, coup sur coup, trois chefs-d’œuvre pour l’Opéra-Comique : le Concerto n° 3 de Prokofiev, La Petite Fille aux allumettes, sur une musique de Joseph Kosma en 1947, et ‘Adame miroir, d’après un texte de Jean Genet, sur une musique de Darius Milhaud, en 1948. Ce ballet a été remonté par Eric Vu An pour le Ballet d’Avignon en 1998, avec un immense succès.
Une grande réussite, restée légendaire, fut la création en 1953 du ballet Les Algues, présenté un peu partout de par le monde. Elle multiplie les tournées internationales, jusqu’au fin fond de l’Amérique du Sud, avec une compagnie, un orchestre et ses partenaires, Milorad Miskovitch ou Juan Giuliano, tournées qui s’organisent à l’époque sans aucune subvention. En 1961, elle commence le Ballet Les quatre fils Aymon, pour l’Opéra de Bruxelles, qui sera terminé par Maurice Béjart suite à l’horrible accident qui brise sa vie à 37 ans. Pendant le tournage d’un film, une bougie allumée, faisant partie du décor, est posée au sol par un machiniste pendant une pause. Janine Charrat s’en approche sans la voir, son tutu s’embrase. Suivent de longs et pénibles mois à l’hôpital. Elle s’en tire grâce à la présence de ses amis, toujours-là, les premières semaines, derrière une vitre. Je pense avec émotion à l’épouse de Marcel Landowski dont la présence a été déterminante pour la guérison. Très vite, Janine Charrat poursuit sa carrière. Elle danse encore Perséphone d’André Gide et Stravinsky dans une église, à Essen, en 1968, et décide d’arrêter la danse, tout en poursuivant les créations chorégraphiques.
En 1973, elle imagine Offrandes and Hyperprism de Varèse pour le ballet de l’Opéra de Paris, puis les créations se raréfient. Dans les années quatre-vingt-dix, elle est Présidente de la section musique et danse du RPR, jusqu’à ce que cette section se dissolve elle-même, suite au désintérêt total des élus. Ce fut pour Janine Charrat une grande déception. Elle souhaitait ardemment qu’un ou deux de ses ballets soir repris à l’Opéra de Paris, ne serait-ce que Les Algues, mais la soi-disant direction artistique a toujours rejeté avec vigueur et moqueries toutes ses propositions. Les dernières années dans une maison de retraite de Rueil-Malmaison ont été difficiles. Sa famille n’encourageait pas les visites.
Alors, Janine, vous êtes partie, mais vous êtes toujours là. Vos amis ne peuvent vous oublier, tant vous avez toujours été attentive, malicieuse, généreuse avec chacun d’eux ; vous savez toute l’admiration que je vous porte, au revoir, Janine. Michel Odin