La veille de Noël, j’appelle ma fée Mélusine bordelaise, Nicky Nancel , toujours réconfortante et pleine d’humour pour lui dire que je ne l’oubliais pas. Au milieu de la conversation, Nicky me signale avoir repéré dans une librairie de Bordeaux une biographie de Marie Taglioni. Immédiatement, je la commande sur Amazon, puisqu’il n’y a pas de librairie dans mon village. Cette biographie, publiée en décembre 2022, est en fait un master 2 présenté à l’université de Bordeaux.
Il faut grandement féliciter Chloé d’Arcy qui a réussi un travail passionnant malgré quelques imprécisions et erreurs.
Présentons quelques exemples : Dans la bibliographie, il est surprenant de lire que la seule édition de « Histoire de l’art dramatique » de Théophile Gautier publiée par Hetzel en 1858 ait servie de référence. Aujourd’hui, elle est complètement obsolète et erronée. Même les éditeurs de l’époque eurent l’honnêteté de le signaler dans leur avertissement « Le cadre que nous nous étions imposé ne nous a pas permis de reproduire intégralement l’œuvre critique de M. Théophile Gautier ; nous avons été forcés de faire un choix dans cet amas de richesse. » Dans ma bibliothèque, cette édition en six volumes n’est qu’un achat de jeunesse qui jouxte l’indispensable édition de Patrick Berthier, chez Honoré Champion, en 20 volumes dont le dernier vient de paraître. Depuis 2007, nous avons présenté systématiquement chaque volume dans DANSER, au total, 16 408 pages, pleines de danseuses et de ballets ! De multiples allusions à Marie Taglioni y sont à découvrir. J’ai rejoint depuis longtemps ceux qui sont convaincus que dans une étude sur une période ancienne, pour bien comprendre ce dont on parle, il faut faire attention au vocabulaire que l’on utilise. Page 38, nous lisons : « lit-on dans le courrier des théâtres au lendemain de leur première performance. » (sic). C’est très bien d’aller à Las Vegas, mais n’en importons pas le vocabulaire parfois vulgaire.
Littré nous indique, alors que la Taglioni était encore en vie, « Performance, mot anglais employé dans la langue du turf… »‘ Il est vrai que des scribouillards méchants ont comparé la Taglioni avec bon nombre d’animaux du Jardin des plantes, mais ne remuons pas le couteau dans la plaie.
Page 8 : « Le second ouvrage de référence est le Traité élémentaire et pratique de l’art de la danse de Carlo Blasis, paru en 1820. En se focalisant essentiellement sur les hommes, il présente le cours de danse idéal, prenant notamment en compte la technique de la pirouette, innovation de la fin du XVIII° siècle » (sic). Bonne idée d’évoquer Blasis, ce génie de la danse, qui avait su nous mettre en garde dans l’avant-propos de son ouvrage écrit à 23 ans : « Je voudrais, dit le sage Montaigne, que chacun écrivit ce qu’il sait, et autant qu’il sait. » Comme Blasis se lamenterait si il était parmi nous !
En fait, la méthode, l’apprentissage proposé par Blasis est à la forme neutre, s’adresse aux élèves filles et garçons. Aujourd’hui encore, dans un cours de danse classique, la plupart des exercices sont les mêmes pour les filles et pour les garçons… jusqu’à ce qu’ils se différencient :
« L’homme doit avoir une – manière de danser qui diffère de celle de la femme ; les temps de vigueur, de force, et l’exécution hardie, majestueuse du premier, ne sieraient point à la seconde, qui ne doit plaire et briller, que par des mouvemens gracieux et souples, par de jolis pas terre-à-terre, et par une décente volupté dans ses attitudes »
Traité élémentaire théorique et pratique de l’art de la danse, Carlo Blasis, 1820, Planche 14
Blasis ajoute en note : » Je connais un maître qui jouit à Paris d’une grande réputation, et qui a le défaut de faire danser les hommes de la même manière que dansent les femmes, de sorte que tous ses élèves sont maniérés et affectent une sorte de grâce qui a quelque chose de répugnant. » Observation toujours d’actualité.
Page 39, citation incomplète du Courrier des théâtres du 29 juillet 1827 : » La résurrection de Mlle Gosselin attire beaucoup monde à l’Opéra. C’est la faute de Mlle Taglioni »
Il fallait poursuivre la citation : « Un de nos grands confrères (voyez plutôt son format) a consacré, hier, un assez long article aux débuts de Mlle Taglioni. Il y a parlé de tout, depuis les yeux jusqu’au bout des doigts de cette demoiselle, et n’a rien oublié que sa danse, dont il ne dit pas un traître mot. Gentil ! »
Ouf ! August Bournonville dont les fameuses « Lettres à la maison de son enfance » qui apprennent tant sur la vie quotidienne de la danse à Paris, ont toutes été publiées dans DANSER, il y a une trentaine d’années n’est pas oublié, et évoqué plusieurs fois sans erreur par Mlle d’Arcy qui a même relu les « Lettres sur la Danse et la chorégraphie » publiées par moi-même en 1998. Qu’elle en soit vivement remerciée.
Bournonville a tellement d’importance au XIXe siècle, qu’il méritait que l’on s’y attarde bien davantage pour mieux comprendre la vie de la Taglioni.
Le 9 octobre 1824, August, 20 ans, écrit à son « cher Papa » : « Taglioni est arrivé ici avec sa famille, on dit que sa fille va très bien et travaille maintenant chez M. Coulon. Je renouvelle connaissance avec lui et il m’a prié de vous dire mille choses aimables. »
Puissiez-vous autoriser cette petite digression : le 5 janvier 1825, August écrit : « Les augmentations et avancements à l’Opéra font jouer les Caquets et ont fait comme toujours, autant de mécontents que de contents. » 200 ans après est-ce qu’il y a un changement ?
Le 9 mars 1825 : « Il me serait facile de trouver une Danseuse à talent ici, mais nous exigeons Jeunesse, Beauté, Talent comme danseuse et mime. Peste ! Peste ! savez-vous papa que ce sont des objets rares et d’un très haut prix. »
Le 28 avril 1828 : « Demain la rentrée de Mlle Taglioni, foule et succès assurés d’avance. »
Le 10 mai 1828 : « Mlle Taglioni a fait sa rentrée et fait maintenant les délices de l’Opéra, elle est charmante, ses mouvements aisés, sa danse décente et expressive lui captivent tous les suffrages.
Le 12 août 1828 : « M. Aumer a monté un divertissement – ballet Lydie pour Mlle Taglioni qui a la vogue pour le moment; plus on voit cette danseuse, plus on découvre de charme à sa danse et si l’œil du Maître n’est pas constamment flatté, le connaisseur le plus vigoureux ne pourrait résister à sa légèreté, son aisance et à cet abandon voluptueux, qui ne cesse d’être la véritable danse d’une femme. »
Lydie, cette création importante n’est pas évoquée dans l’étude de Mlle Chloé d’Arcy.
Le 24 mai 1829 : « En fait de nouvelles il y a les succès croissants de la charmante danseuse Taglioni décidément, c’est l’idole du public, on ne jure que par elle, et ce qui la rend encore plus chérie de tout le monde, c’est qu’elle a l’esprit de ne pas s’étourdir de ses triomphes ; joignez à cela une conduite irréprochable, et des progrès réels, vous pourrez juger de l’effet qu’elle produit et de l’intérêt qu’elle inspire. »
Plus loin dans la lettre : Le nouveau ballet de La belle au bois dormant, sans être un chef-d’œuvre de goût, fait des recettes à l’Opéra, un pas de Nayades délicieusement exécuté par Mlle Taglioni, ainsi qu’un Panorama mobile, enlèvent tous les suffrages et assurent bon nombre de représentations à l’ouvrage.
Le 5 décembre 1829 : « Ce n’est pas le 14 du mois prochain, c’est le quatre que l’Opéra donnera la représentation au bénéfice de Mme Damoreau. {…} on y reprendra le ballet de Flore et Zéphire, et Mlle Taglioni y remplira le premier de ces rôles. Alors, nous ne parlerons pas de l’augmentation du prix des places. Nécessité absolue.
Dommage que restent absentes les si célèbres « Études chorégraphiques » de Bournonville, ouvrages de référence des historiens de la danse du monde entier où Taglioni père et fille sont évoqués. La place me manque pour citer les remarques de Bournonville sur les danseurs de l’Opéra de Paris dont à ce jour, il n’y a pas un mot à retirer. Je vous renvoie à l’édition de Knud Arne Jürgensen publiée en 2005.
Dans ses célèbres mémoires, Mit Teaterliv, Bournonville évoque de nombreuses fois Philippe et Marie Taglioni. Il y a l’édition originale de 1877, publiée en caractères d’imprimerie d’époque, il faut du temps pour s’y habituer.
Dinna Bjørn vient de m’indiquer par mail que « Patricia McAndrew a fait un travail admirable avec une traduction très précise des textes originaux. Elle a appris le danois pour pouvoir faire cette traduction, et a travaillé dessus pendant de nombreuses années ».
Mlle d’Arcy a judicieusement utilisé cette traduction. La sélection de Niels Birger Wamberg, publiée en danois en 1979 pour le Festival Bournonville est elle aussi intéressante, parce qu’il a quelque peu rendu plus facile à lire le danois utilisé par Bournonville.
C’est pratique : quand j’ai besoin d’une précision sur Bournonville, je m’adresse à Dinna Bjørn qui répond immédiatement. À Copenhague et ailleurs, beaucoup attendent avec impatience de voir ses productions, anciennes et nouvelles. Bournonville sort enfin du purgatoire et du placard à balais !
Dommage que ne soit pas évoquée la si poétique et sautillante Taglioni-Walzer composée en 1839 par Johann Strauss, qui fut dansée dans toute l’Europe et même bien au-delà. Tant de jeunes filles imaginaient être la Taglioni en dansant cette valse, trouvons là les débuts de la mondialisation de la musique et de la danse.
Les recherches de ces témoignages sont utiles pour comprendre la personnalité finalement un peu mystérieuse de Marie Taglioni.
Autre absence beaucoup plus inquiétante et triste, celle des collections de Friderica Derra de Moroda déposées dans les locaux magnifiques, pratiques et confortables de l’Institut de musicologie de l’Université de Salzbourg. Une certitude, on ne peut pas étudier Marie Taglioni sans passer une semaine à Salzbourg, il y a trop de documents inédits à étudier et admirer qui manquent dans cette étude.
Page 87, nous lisons :
Le passage de la demi-pointe à la pointe résulte aussi d’un changement de chaussures : des richelieu à talon, caractéristiques de l’Ancien Régime, on passe aux cothurnes plates. (Sic) Paf, nous tombons dans le catalogue de la Redoute, avec l’inévitable changement de genre des cothurnes, c’est à la mode, mais c’est redoutable n’est-ce pas ? Rien n’atteste que ces chaussures existaient dans l’Ancien Régime, à part une légende disant qu’elles avaient été portées par le Duc de Richelieu . En fait, elles sont semblables à celle que porte Louis XIV dans son portrait par Rigaud, aux talons très hauts pour grandir le roi ; il est certes impossible de danser avec de telles chaussures.
Marie Taglioni en 1845, daguerréotype
Il semble que bon nombre de lecteurs seront agacés par l’utilisation systématique, pour les textes de l’auteur, de l’écriture exclusive. Je n’y comprends rien. Qu’est-ce que ces signes sibyllins peuvent bien pouvoir dire ? Pour une lecture en public, comment faire ? Dans quelques années, ces fantaisies moliéresques seront obsolètes. Le plus amusant, dans tout ça, c’est que ces dames-messieurs qui veulent absolument inclure tout le monde passent chaque jour de nombreuses heures à exclure avec grande haine et mépris ceux qui ne sont pas convenables, soit la plus grande partie de la société. Ça relève quand même de la psychiatrie !
En première année d’Université de Lettres beaucoup d’étudiants lisent avec difficulté. Pour vous en rendre compte, demandez-leur de lire à voix haute un acte de Corneille ou Racine. Ajoutez l’écriture exclusive, ce sera un désastre.
Est reproduite judicieusement une lettre intéressante du Dr Véron, daté d’un 28 août (1858 ?). »La danse est les danseuses s’en vont. Les convulsions des pas de caractère ont remplacé le style, l’école et la décence. Venez mettre un terme à cette honteuse décadence. » On a écrit ça à toutes les époques !
Le paradoxe de cette biographie, est que tant que Mlle Chloé d’Arcy reste dans le XIXe siècle, avec les archives et documents d’époque, tout est passionnant, le lecteur suit,
Dès qu’il y a bond en avant en citant des ouvrages du XXe siècle, excepté Levinson et Ivor Guest, on tombe dans le verbiage et l’imprécision, parfois même, dans une sorte de naïveté toujours amusante. J’ai toujours l’impression que les citations ont été trouvées dans Bécassine. Un bon conseil, relisez les aventures de Bécassine, c’est le meilleur antidote contre la bêtise ambiante et vous passez un excellent moment ; je rachète toujours les albums que j’ai offerts ou qui m’ont été volés.
Dommage que Mlle d’Arcy se soit autant attardée avec ces textes d’après 1950, très aléatoires, parfois enfantins et naïfs, sans aucun intérêt pour la connaissance de Marie Taglioni, surtout lorsqu’ils viennent de sociologues. La sociologie est quelque chose d’utile et passionnant, certes, mais laissons-la sans mépris aucun, bien au contraire, de son côté lorsque l’on étudie l’histoire de la danse. Le moteur à essence a été très utile pour l’humanité mais on n’allume pas une bougie lorsqu’on remplit son réservoir. L’abus de citations parfois verbeuses, souvent sans aucun intérêt finit par sembler une sorte de remplissage qui n’apporte rien à notre chère Marie Taglioni. Il est toujours préférable de rester dans l’époque du sujet étudié, de s’en imprégner, de ne pas tenir compte de ce qui a suivi.
J’ai été peiné de ne pas trouver trace de cette lettre touchante de Marie Taglioni dont l’histoire mérite d’être contée. Le 3 octobre 1862, elle est invitée au théâtre de la Porte Saint Martin, à la première de Cadio, par George Sand qui écrit à sa belle fille le 1er octobre, dans la nuit, après la répétition : « J’ai su hier au théâtre que Mlle Taglioni remuait ciel et terre pour louer deux stalles et ne pouvait en avoir, je lui en ai envoyé deux, de mon service, par Plauchut qu’elle a reçu comme le Messie et à qui elle a fait raconter son naufrage… »
La lettre d’invitation de Georges Sand a été perdue, mais il reste les émouvants remerciements de Marie Taglioni datés du 6 octobre : « Madame, je me suis présentée deux fois chez vous et j’ai eu le regret de ne pas vous rencontrer, cela m’a privée beaucoup, car j’aurais été heureuse de vous remercier de l’amabilité avec laquelle vous m’avez fourni le moyen de passer une soirée agréable, dans le nombre de ceux qui vous aiment ; vous n’avez pas de plus fervente lectrice. J’espère que le sort ne me sera jamais contraire, et que j’aurai enfin le grand plaisir d’entendre causer dans l’intimité un de nos plus charmants esprits. Votre reconnaissante et bien dévouée, Marie Taglioni. Vicomtesse Gilbert de Voisins. »
La bibliothèque de Marie Taglioni ? Personne ne s’en souvient, dommage.
Cela dit, cette étude schématique reste vraiment passionnante. Elle mérite une nouvelle édition qui apporte les corrections aux inévitables erreurs et oublis. Hélas, elle n’apporte rien de neuf sur la connaissance de Marie Taglioni, alors qu’il y a certainement beaucoup de documents inédits à trouver.
Une biographie de Marie Taglioni est l’œuvre d’une vie. Nous faisons tous des erreurs, nous nous trompons tous quotidiennement, je suis loin d’y échapper, comme me font souvent remarquer les lecteurs que je remercie grandement. Ces propos sont écrits en toute hâte, en six jours, après réception de l’ouvrage le 6 janvier, j’espère qu’ils sont suffisamment précis. Relisons Boileau, si curieusement oublié :
Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
Puisse Mlle d’Arcy suivre ce conseil. Après les indispensables retraits, et ajouts des oublis, cette biographie sera consolidée, reconnue internationalement comme sérieuse. Surtout, restons modestes, ne jetons la pierre à personne et félicitons grandement Mlle Chloé d’Arcy pour ce travail exceptionnel.
Nulle inquiétude, dans quelques mois, l’intelligence artificielle va faire le ménage, se substituer aux étudiant.e.s (zut, j’ai pris la maladie, phénomène de mimétisme inévitable, comme c’est triste la faiblesse humaine !) nous en saurons plus alors sur Marie Taglioni et les universités du monde feront de nécessaires économies. Michel Odin